par Nicolas Belorgey
Les identifiants numériques – avant que d’être biométriques – sont une des composantes fondamentales de l’« intelligence artificielle » dont on parle tant aujourd’hui. Sans identification des personnes à grande échelle, impossible d’alimenter des programmes en données individuelles. Ces identifiants sont la clé qui permet d’agréger à partir de différentes sources les données relatives à une seule et même personne. Dans ce sens, ils ont des affinités profondes avec la façon de faire des statistiques à l’ère néolibérale, qui détourne le regard des objets macroéconomiques comme la production ou le chômage pour le porter au contraire sur les « performances » individuelles, comme dans les opérations de benchmarking ou dans le calcul de scores de crédit personnel.
Ce livre investigue l’un de ces objets, nommé « Aadhaar » (« fondation » en hindi) et visant à identifier biométriquement l’intégralité de la population indienne, i.e. en 2023 environ 1,43 milliard de personnes, soit un sixième de la population mondiale et désormais la plus nombreuse, devant celle de la Chine.
L’identifiant numérique indien est analysé à la lumière de trois courants de pensée principaux : l’économie et la sociologie de l’innovation, des sciences et des techniques ; l’économie et la sociologie politiques ; enfin les questions de surveillance et de libertés publiques.
L’enquête, qui s’est déroulée en Inde pendant environ deux ans et demi, a porté sur les élites pro- et anti-Aadhaar ainsi que sur la population indienne en général. Elle s’est déroulée dans trois familles linguistiques : européenne (essentiellement en anglais), indienne pré-colonisation (hindi, tamoul…), enfin informatique, tant les langages de programmation sont riches d’enseignements sur la manière de penser de cette industrie. Elle m’a conduit aussi bien dans les milieux cosmopolites du capitalisme numérique que dans les méandres de l’État en Inde et dans des villages isolés. Elle a inclus aussi des dizaines de textes de lois, de jugements de la Cour Suprême indienne, de livres et de numéros spéciaux de revues scientifiques, des centaines de rapports plus ou moins officiels, et des milliers d’articles grand public. Ce n’est cependant pas l’anatomie d’une controverse, mais celle d’une bataille, entre pro- et anti-identifiant numérique, avec comme enjeu la population indienne, peut-être avant un déploiement à plus grande échelle.
Le texte éclaire d’abord la genèse du phénomène, porté par tout un pan du capitalisme numérique et ses fondations d’entreprises, relayés au niveau international par le FMI et la Banque Mondiale, et en Inde notamment par N. Nilekani, un des fondateur d’Infosys, un cabinet de conseil en informatique, concepteur immédiat du projet. Ouverture des marchés et financiarisation de la monnaie sont aussi bien présents présents dans le paysage.
Le livre montre ensuite comment l’enrôlement d’une grande partie de la population indienne a pu se faire, à travers un mélange de propagande (le modèle de Chomsky marche assez bien) et d’usage du monopole de la violence légitime étatique. Cependant la biométrie n’a pas tenu ses promesses, et la base nationale est truffée d’erreurs, tandis que nombre d’ayants-droit sont exclus des programmes sociaux du fait du nouveau dispositif. Loin de les « moderniser », celui-ci s’est en effet servi d’eux pour mieux se diffuser dans la société. L’identifiant numérique favorise plus généralement un retrait des politiques sociales. Il n’a aussi pu être mis en place qu’en contournant le Parlement, les ONG et la Cour Suprême.
En fin de compte, l’identifiant numérique est utilisé par des gouvernements de plus en plus autoritaires pour une série de pratiques qui vont du profilage des électeurs dans le style de Cambridge Analytica au déploiement possible de la violence physique contre leurs opposants, en passant par l’exclusion des listes électorales et l’exclusion de la citoyenneté, à moins peut-être qu’ils ne choisissent une stratégie analogue à celle des bantoustans sud-africains.
Le Premier Ministre nationaliste hindou, Narendra Modi, a mis l’identifiant au service de sa politique. Ici, une caricature le montrant tout justifier, de la modification du code de la nationalité aux écoutes téléphoniques de journalistes, par l’argument de la sécurité nationale (extrait de journal)
Au-delà de l’Inde, l’identification biométrique et numérique des personnes essaime en Asie et en Afrique, tandis qu’elle s’est développée déjà avant, selon des modes légèrement différents parce que plus contraints, en Europe – un de ses avatars récents étant France Connect – et aux États-Unis. Ainsi l’Inde pourrait très bien être un lieu où la numérisation du capitalisme, de l’État et de la protection sociale, ainsi que ses conséquences, se donnent à voir à l’état natif et avec une loupe grossissante.
La soutenance aura lieu en anglais le 11 octobre 2024 à 14h30, à l’IEP Paris, 1 place Saint Thomas d’Aquin, salle K008.
Le jury sera composé de:
- Emmanuel Didier, Directeur de recherche en sociologie, CNRS et ENS de Paris
- Odile Henry, Professeure de sociologie, Université Paris 8 (rapporteuse)
- Christophe Jaffrelot, Directeur de recherche en science politique, CNRS et IEP de Paris (garant et rapporteur)
- Kriti Kapila, Lecturer in Social Anthropology and Law, King’s College, London
- Etienne Ollion, Directeur de recherche en sociologie, CNRS et école Polytechnique (rapporteur)
- Stéphanie Tawa Lama, Directrice de recherche en science politique, CNRS et EHESS
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nicolas Belorgey (8 octobre 2024). Numériques. Capitalisme, État et protection sociale au prisme de l’identifiant indien. Sociologie politique de l'économie. Consulté le 9 novembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12fl3