Ce dossier d’Actes de la recherche prend pour objet la façon dont le droit et la régulation du pouvoir étatique est devenue un objet de négociations et de transactions marchandes que les politiques publiques encouragent.
Enrôlés dans la promotion du marché concurrentiel, de l’entreprise compétitive et de la financiarisation, le droit et la justice sont au cœur du gouvernement néolibéral. Ce dossier prend pour objet un processus moins documenté : la façon de dire le droit et de réguler du pouvoir étatique est devenue un objet de négociations et de transactions marchandes que les politiques publiques encouragent.
À travers une série de dispositifs, les États délèguent et commercialisent une fraction de leur souveraineté juridique. Des traités d’investissement remettent en cause le « droit de réguler » des États afin de construire un climat favorable aux détenteurs de capitaux étrangers ; des formes de transaction pénale permettent aux grandes entreprises de négocier leurs peines et d’éviter le procès pénal dans des affaires de fraude et de corruption ; la promotion d’une « culture de l’innovation » et des « bacs à sable réglementaires » offrent aux entreprises étrangères un statut juridique et fiscal dérogatoire et des espaces de jeu avec « la » règle ; enfin, des compétences régaliennes, comme l’attribution de la citoyenneté, de visas, sont commercialisées et octroyées en contrepartie d’investissements.
Certes, la souveraineté juridique n’a jamais atteint la pureté du modèle du monopole étatique. Le droit de dire le droit a toujours été un champ de luttes dont les organisations étatiques ne sont historiquement qu’une partie des acteurs. Pour autant, la façon dont le pouvoir règlementaire et le pouvoir de justice se trouvent redéfinis dans leurs conditions d’exercice a été encore peu étudiée. Ce dossier décrit les contours d’une puissance publique qui s’ajuste aux conditions néolibérales, en élargissant l’espace de négociation des règles du droit au cœur même de l’État.
« L’État doit-il être traité comme une personne juridique dans le sens que lui donne le droit privé ? La réponse à cette question dépend de considérations politiques et de technique juridique. […] Tous ces problèmes se posent là où l’autorité politique ne peut discuter avec des particuliers comme un souverain le fait avec ses sujets mais est obligée de se procurer leurs services par un contrat. Ce problème existe surtout là où l’autorité politique entre en relation avec des capitalistes et là où elle a besoin de leur crédit et de leur organisation, donc là où, en raison de la libre circulation du capital entre plusieurs groupements concurrents, l’autorité politique ne peut forcer les capitalistes. »
Max Weber, Sociologie du droit, Paris, PUF, 1986, p. 92-93.
On sait depuis Michel Foucault que le droit et la justice sont les leviers privilégiés des politiques du « tournant néolibéral », qui s’analyse aussi comme un « interventionnisme juridique [1] », les enrôlant tous deux dans le travail de promotion du paradigme du marché concurrentiel et de l’entreprise compétitive [2]. L’importance du droit de la concurrence comme savoir central du gouvernement néolibéral [3], sa diffusion au cœur des États par le biais d’autorités de régulation [4] ainsi que le rôle des juristes et des cadres juridiques au cœur même des processus de financiarisation ont été fréquemment étudiés [5]. Mais au-delà de ce réagencement des relations entre États et marchés, on a moins interrogé les conditions dans lesquelles le pouvoir de réguler (par la loi, le règlement ou la décision de justice) ou, pour le dire autrement, le droit de dire le droit est devenu à son tour objet de négociations. Ce numéro documente et analyse ces processus, moins arpentés par la sociologie politique, de commerce étatique du droit. Il les analyse en tant que stratégies de puissance encouragées aux sommets des États au nom d’une nouvelle modernité administrative soucieuse de l’efficacité et de l’attractivité des économies nationales [6]. Parmi ces dispositifs qui mettent en négociation une part de la souveraineté juridique des États : des traités d’investissement qui cantonnent le « droit de réguler » des gouvernements pour construire un climat favorable aux investisseurs ; des formes de transaction pénale ou des procédures de « clémence » qui, à l’image des conventions judiciaires d’intérêt public créées en France en 2016, permettent aux grandes entreprises de négocier leurs peines et d’éviter les procès dans des affaires de fraude et de corruption ; des « bacs à sable réglementaires » (regulatory sandbox) qui se développent depuis le milieu des années 2010 en France ou au Royaume Uni et qui proposent aux entreprises étrangères ou aux start-ups un statut juridique et fiscal dérogatoire en contrepartie d’une promesse d’investissements [7] ; des contrats d’emprunt des trésors des États du Sud global placés sous l’égide du droit dominant, c’est-à-dire newyorkais, et comportant des clauses de renonciation à l’immunité souveraine dans l’espoir de bénéficier de meilleurs taux [8] ; enfin, l’octroi de la citoyenneté et de visas à des investisseurs en échange d’engagements financiers, dans une course entre États et micro-États à l’attractivité économique [9].
Si les contextes d’apparition de ces dispositifs, les acteurs visés comme les chronologies sont chaque fois spécifiques, ils dessinent un nouvel espace de gouvernement qui met en jeu le pouvoir étatique de dire le droit. En retraçant les conditions d’émergence d’un gouvernement par « expérimentation », « partenariat » et « dérogation » par lequel le pouvoir de réguler fait l’objet de négoce, les articles réunis dans ce numéro décrivent les contours d’une puissance publique qui s’affirme tout en s’ajustant aux conditions néolibérales, via l’élargissement de l’espace de négociation des règles du droit au cœur de l’État. Des travaux ont certes documenté des phénomènes parallèles, à commencer par les politiques de délégation et d’externalisation qui se sont développées autour de certains secteurs de l’État social [10] et qui se prolongent au sein des activités régaliennes (l’impôt [11], la police [12], la gestion des prisons et le contrôle aux frontières [13]). En revanche, on sait moins comment le pouvoir réglementaire et le pouvoir de justice se trouvent eux-mêmes transformés [14]. Cette politique de la dérogation doit être restituée dans une histoire des luttes pour le pouvoir de dire le droit. Il s’agit de suivre la diversité des entreprises de modernisation administrative et d’attractivité économique, mais aussi les transactions « public-privé » qui soutiennent ces nouveaux dispositifs de co-gouvernement de la souveraineté juridique.
Composition du dossier:
“Le négoce de la souveraineté juridique“, par Benjamin Lemoine et Antoine Vauchez, Pages 16 à 33
“Les affaires publiques d’une entreprise privée Airbnb et l’orchestration d’un militantisme mercantile“, par Julie Gervais, Pages 34 à 49
“Une justice privée ? L’arbitrage et la construction d’un espace marchand international (1920-1960)“, Par Claire Lemercier et Jérôme Sgard, Pages 50 à 73
“Citoyenneté à vendre. Stratégies de marchandisation de l’État“, Par Kristin Surak, Traduction d’ Antoine Heudre, Pages 74 à 91
“Quand le capitalisme négocie ses peines. Genèse de la justice négociée pour les entreprises“, Par Thomas Angeletti, Pages 92 à 109
“Corps privés, intérêts publics. Élites politico-administratives et formation d’une morale managériale d’État“, Par Jana Vargovčíková et Antoine Vauchez, Pages 110 à 113
Hommage à Patrick Champagne (1945-2023) Par Dominique Marchetti
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante : benjaminlemoine (16 octobre 2024). Affaires publiques, intérêts privés. Sociologie politique de l'économie. Consulté le 9 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12ifm