par Bruno THERET

Paru initialement dans John Rogers Commons, L’Économie institutionnelle. Sa place dans l’économie politique, Classiques Garnier, 2024, vol. II, pp. 1908-1993.

Éditeurs scientifiques : Jean-Jacques Gislain, Bruno Théret.

 INTRODUCTION

Afin d’inciter à lire et relire le présent ouvrage malgré l’investissement important que cela représente, il nous a paru utile de compléter son Introduction (tome 1) et la biographie intellectuelle de son auteur (tome 2 supra) en resituant la vision de Commons dans le paysage de l’institutionnalisme économique contemporain auquel le lecteur francophone est le plus habitué. C’est en effet dans le sillage des travaux de Karl Polanyi plutôt que de l’institutionnalisme étatsunien pragmatiste que l’institutionnalisme économique s’est développé en France sous les noms de socio-économie, de théorie de la régulation ou encore d’économie des conventions[1]. Cette importance de Polanyi, conjuguée à la grande ignorance de l’œuvre de Commons dans les sciences sociales et l’institutionnalisme francophones, conduit naturellement à préciser ce que ces deux auteurs partagent et en quoi ils diffèrent, avec l’objectif d’expliciter ce que Commons apporte par rapport à Polanyi, l’enjeu en étant de passer d’une perspective de concurrence entre les deux approches à celle de leur complémentarité. C’est le premier objectif de cette étude.

Un effet collatéral inattendu, quoique suspecté, de l’étude des proximités, différences, et possibles influences réciproques entre Polanyi et Commons a été d’attirer notre attention sur le fait qu’ils s’inscrivent tous deux dans une filiation proudhonienne. Nous avons déjà avancé dans l’Introduction cette idée d’une proximité entre les institutionnalismes économiques américain et européen qu’on peut associer à l’existence d’une forme européenne du pragmatisme illustrée par l’œuvre de P. J. Proudhon, l’institutionnalisme commonsien acquérant par là une portée plus générale, dépassant le contexte nord-américain qui lui a donné naissance. Donner une assise plus rigoureuse à cette idée en rapprochant cette fois Commons de Proudhon et en en tirant quelques implications pour l’institutionnalisme économique en général est le second objectif de cette étude[2].

1. Commons et Polanyi

Dans la francophonie, bien que plusieurs auteurs les aient, en francs-tireurs, mobilisées conjointement dans leurs recherches sur divers objets en montrant certaines de leurs complémentarités[3], les perspectives théoriques de Commons et Polanyi n’ont été que très rarement rapprochées et étudiées en relation l’une à l’autre[4]. Il est vrai que ces deux auteurs, nés respectivement en 1862 et 1886, soit avec presque une génération d’écart et sur deux continents différents, n’avaient objectivement que peu de chances de se connaître, le chef d’œuvre de Polanyi, La Grande transformation, ayant été publié en 1944, soit juste un an avant la mort de Commons en 1945 à 83 ans.

1.1. Une rencontre a eu lieu

Néanmoins, grâce à des recherches d’archive, il est bien établi aujourd’hui que Polanyi, non seulement était assez familier avec le travail de Veblen qu’il appréciait, mais a aussi « rencontré » Commons au moins à travers son œuvre majeure de 1934 traduite dans ce livre. Il a « lu Commons, et fait des comparaisons entre son Institutional Economics et le travail de Weber (…) (Polanyi 9-7). » (Dale 2011, 316). Et « Polanyi cite Commons pour affirmer que le marché ne peut fonctionner sans un système de règles » (Pearson 1959, note 2). Cette rencontre qu’on peut dater de 1941-1943, lors du premier séjour de Polanyi aux États-Unis[5], s’est approfondie à partir du moment où celui-ci a été recruté comme professeur d’économie invité à l’Université Columbia en 1947[6] et s’est installé aux États-Unis (pour le travail) et au Canada (pour sa résidence privée). « Après sa retraite en 1953, il a continué à diriger des recherches, et c’est donc pendant plus d’une décennie, à la fin de sa carrière, que Polanyi a été immergé dans le contexte américain. » (Frerichs 2019, 204). Cette immersion a abouti à son « adoption » par un grand nombre d’institutionnalistes étatsuniens, au point que pour certains d’entre eux, il est considéré aujourd’hui comme un institutionnaliste des origines à part entière[7]. Ainsi, pour J. R. Stanfield, Polanyi fait partie de l’Original Institutional Economics (OIE) conjointement aux anciens économistes institutionnalistes étatsuniens (Stanfield 1999). Néanmoins cette assimilation n’allait pas de soi en 1980, année où Stanfield lui-même faisait le constat que « la contribution de Karl Polanyi à la théorie économique institutionnelle » est « largement négligée par les institutionnalistes pratiquants » :

« son nom est rarement mentionné dans le principal périodique institutionnaliste, le Journal of Economic Issues, sauf par les auteurs qui ont eu une relation directe et personnelle avec lui (…) ; il est absent des principales monographies et livres sur l’économie institutionnelle ; il « n’est même pas indexé dans les ouvrages portant directement sur les problèmes auxquels il a accordé un intérêt prédominant. » (Stanfield 1980, 593)

Stanfield en a appelé alors à la reconnaissance d’une parenté forte entre Polanyi d’un côté et Veblen et Commons de l’autre, arguant entre autres du fait que les formes d’intégration polanyiennes peuvent être assimilées aux transactions commonsiennes (Stanfield 1980). Et son plaidoyer, combiné à ceux des anciens étudiants et collègues de Polanyi les plus avertis des recherches institutionnalistes comme Walter Neale, a sans doute été un facteur de la reconnaissance plus large aujourd’hui de l’institutionnalisme de Polanyi comme variante de l’institutionnalisme étatsunien originel.

Pour sa part, Neale, un de ses premiers étudiants et, plus tard, un de ses plus importants collaborateurs[8], considère qu’« on ne peut pas dire que Polanyi soit arrivé à sa façon de penser après avoir lu les institutionnalistes américains ; on ne l’aurait pas non plus inclus, à partir de, disons, 1950, dans une liste des “grands institutionnalistes américains”. » (Neale 1990, 145) Mais cette affirmation ne l’a pas empêché de « plaider en 1967 en faveur de l’élévation de Polanyi à leur rang » (Frerichs 2019, 204). C’est en effet, toujours selon Neale, sous la direction de Polanyi que « nombre de ses étudiants à l’université de Columbia [dont Neale lui-même] sont devenus institutionnalistes. » Le cas de Neale est exemplaire de l’intérêt qu’a suscité la lecture de Commons aux collaborateurs de Polanyi chargés par lui de cette tâche. Neale, en effet, en 1981, alors qu’il était président de l’Association for Evolutionary Economics qui regroupe aux États-Unis une grande partie des économistes institutionnalistes, a fait largement écho à Commons dans son allocution présidentielle, affichant ainsi l’influence que ce dernier, conjointement à Polanyi, a eu sur lui (Neale 1982)[9]. Et en 1987, il publiera dans le Journal of Economic Issues un article sur les institutions où il se réfère « à Veblen, Commons et Ayres, entre autres, tandis que les remerciements incluent “des dettes spéciales envers Karl Polanyi, mon mentor dans ces domaines” (Neale 1987). Cet article où Neale développe sa propre compréhension des institutions, notamment à partir de la notion commonsienne de “règles opérantes”, montre qu’« il est tout à fait possible de fusionner les idées de Polanyi avec celles des institutionnalistes américains » (Frerichs 2019, 204-205).

 En fait pour Neale, « les contributions de Karl Polanyi s’inscrivent à peu près parfaitement dans la tradition institutionnaliste américaine sous tous les aspects importants qui marquent cette tradition. » (Neale 1990, 150) Selon lui, il s’agit d’un « cas de convergence de pensée provenant de deux traditions intellectuelles et d’expériences différentes », convergence qui « ne semble “étrange” que parce qu’on s’étonne que des positions aussi similaires aient émergé d’horizons apparemment si différents et parce qu’on pense toujours à l’institutionnalisme comme à un phénomène typiquement américain. » (ibid.)

Au total

« les décennies récentes ont témoigné d’un corpus croissant de littérature identifiant des zones de convergence entre l’analyse économique de Polanyi et celle des institutionnalistes américains. (…) Les idées de Polanyi ont été discutées et développées par de nombreux institutionnalistes américains contemporains, et (…) son travail a été graduellement incorporé dans le corpus de l’économie institutionnelle[10]. » (Dale 2011a, 186). 

Cela dit, on peut aussi penser qu’en retour, ne serait-ce que par la médiation de ses collaborateurs, Polanyi n’a pas été sans être marqué par l’économie institutionnelle telle qu’elle était pratiquée aux Etats-Unis. Il ne se serait donc pas seulement agi d’une convergence entre deux « variantes de l’économie institutionnelle », l’européenne et l’américaine, mais aussi d’une rencontre qui a fait que Polanyi a été imprégné par certains apports de l’institutionnalisme étatsunien. Effectivement, en dépit de l’absence de références à ce dernier dans les publications de Polanyi (Stanfield 1980, 613, note 43), on sait aujourd’hui

« que certains des classiques de l’institutionnalisme américain ont été discutés dans le contexte du “Projet interdisciplinaire sur les aspects économiques de la croissance institutionnelle” (1953-1958) que Polanyi a dirigé après avoir pris sa retraite de l’enseignement, et plus précisément dans le “Groupe de continuation” du projet, qui se réunissait encore dans les années suivant la fin officielle du projet (…) (Neale 1990, 150, note 2 ; Pearson, 1959). » (Frerichs 2019, 204-205).

En fait, à Columbia, Polanyi

« voyait son rôle comme mise à niveau de l’institutionnalisme pour la nouvelle époque pour laquelle il prédisait que le comportement de marché ne pouvait que décliner. (…) Du fait que l’économie de marché était en récession, ce qu’il croyait, “la portée de sa théorie et de sa méthode était réduit et automatiquement l’institutionnalisme venait sur le devant de la scène.” (Pour lui,) l’institutionnalisme américain “tel que conçu par Veblen, Mitchell ou Clark, et l’institutionnalisme historique de type wébérien (…) (étaient) en train de converger vers une théorie générale des institutions, l’instrument méthodologique principal de l’analyse institutionnelle” (Polanyi 31-1 « Report”). » (Dale 2011a, 316-317)

 Aussi son célèbre article « L’économie en tant que procès institutionnalisé », publié en 1957 dans Trade and Market in Early Empires (Polanyi 1957-2017), peut-il être considéré comme une mise au point théorique de ses vues témoignant de son incorporation à l’institutionnalisme « originel », ce sur quoi on va y revenir.

Cette rencontre de l’OIE et de Polanyi, permise par son déménagement en Amérique du Nord, le rapprochement géographique se combinant avec un rapprochement intellectuel, est largement passée inaperçue dans les études polanyennes contemporaines au niveau international[11] et surtout dans la francophonie, en dépit des efforts de Jérôme Maucourant pour faire reconnaître la proximité de Polanyi avec Commons dans le domaine de la théorie monétaire (Maucourant 1994, 1995, 1998 et 2001b). Aussi, à l’occasion de cette traduction en français de l’Economie institutionnelle de Commons, nous faut-il nous attacher à en rendre compte avant de nous interroger ensuite sur la portée et l’intérêt du rapprochement, et enfin de mettre en exergue diverses différences qui, malgré l’antériorité de l’œuvre de Commons par rapport à celle de Polanyi, font selon nous que celle-là permet d’aller au-delà de celle-ci pour rendre compte de notre présent.

1.2. Ce que partage Polanyi avec les institutionnalistes étatsuniens

A un niveau général, Neale [12] comme Stanfield [13] voient dans l’« instrumentalisme » un commun partagé par Polanyi et les institutionnalistes pragmatistes américains. L’instrumentalisme dont il est ici question est celui théorisé par John Dewey et que Neale explicite de la manière suivante :

« Les instrumentalistes soutiennent que de nouvelles façons d’organiser les affaires de la société émergent lorsque les gens perçoivent un problème et essaient ensuite des solutions, adoptant celles qui semblent résoudre le problème et rejetant celles qui semblent apporter plus de mal que de bien. Les solutions, bien sûr, donnent lieu à de nouveaux problèmes, de sorte que le processus ne s’arrête jamais. Le processus est expérientiel (…). Le processus est également social plutôt qu’individualiste et utilitaire. Les solutions ne sont pas “optimales” (…)” (Neale 1990, 146)

Toujours selon Neale, « l’analyse de Polanyi du “double mouvement” dans la réforme économique » en est une illustration parfaite (ibid.). De même, par sa pratique de recherche-action tout-au-long de sa vie dont il rend compte dans Myself (1934b) et du fait de l’importance centrale dans son analyse de l’évolution du capitalisme de son concept de « valeur raisonnable », Commons est bien instrumentaliste au sens de Dewey. Ce n’est pas pour rien qu’il se reconnait une dette à l’égard de la philosophie sociale de ce dernier.

Polanyi et les institutionnalistes étatsuniens partagent également, selon Neale et Stanfield, l’idée que la science sociale doit à la fois adopter un point de vue sociétal, “holistique” et transdisciplinaire, prendre en compte l’impossibilité de toute neutralité axiologique de la part des chercheurs, enfin s’inscrire en faux vis-à-vis de toute la tradition du droit naturel en philosophie.Plus précisément, ils ont en commun une mêmevision globale de la société comme ensemble diversifié et problématique de sphères de pratiques orientées différemment – les formes polanyiennes d’intégration sont le pendant des types commonsiens de transactions -, mais aussi des modalités du changement social par modifications des “règles opérantes” – ils envisagent « de la même façon la manière dont les gens changent les règles. » (Neale 1990, 147)

Par ailleurs, Maucourant, dans sa thèse sur La monnaie dans la pensée institutionnaliste (1994), a souligné « la parenté des analyses de Karl Polanyi avec celles des institutionnalistes américains sur la question monétaire. » Et pour lui, Jean-Michel Servet et André Tiran,

« tout comme ceux-ci, Karl Polanyi ne cesse de mettre en avant la fonction d’intégration sociale dont, tout au long de l’histoire, la monnaie est le support (…) La monnaie est l’institution qui règle les conditions de l’émission et de l’évaluation, de la circulation et de l’extinction des dettes. Dans cette perspective transhistorique, il n’y a pas d’échange mais plutôt des paiements car une contrainte sociale vise à l’extinction des dettes. La tradition institutionnaliste manifeste un consensus sur ce point. Comme Commons, Polanyi porte un intérêt particulier à la question de la dette et à la réciprocité comme fondement du lien social ; chez les deux auteurs la monnaie exprime directement un certain dessein collectif qui peut varier dans le temps » (Maucourant, Servet et Tiran 1998, XXXVI)[14]

Enfin, plus récemment, « en reliant les travaux de Polanyi et de Commons, et en développant leurs arguments un pas plus loin », notamment en ce qui concerne la question clef des droits de propriété, S. Frerichs et R. James ont montré que

 « “l’ancienne” sociologie économique (Polanyi) et “l’ancienne” économie institutionnelle (Commons) ont en fait beaucoup en commun, car les chercheurs dans les deux champs étaient intéressés par les prémisses institutionnelles, ou constitutionnelles, de la société de marché moderne. » (Frerichs & James 2018, 66)

Un autre point important de rapprochement, fondateur pour l’économie institutionnelle, concerne la théorie de la valeur. Dès 1980, Stanfield a attiré l’attention sur « l’accord méthodologique existant entre Polanyi et l’institutionnalisme mainstream » du fait que l’orientation de Polanyi concernant la valeur et « la normativité essentielle de la théorie économique » est similaire à la focalisation sur la valeur instrumentale de l’institutionnalisme mainstream. » (Stanfield 1980, 603)[15] Tout comme Commons, en effet, ainsi qu’on l’a déjà souligné dans l’Introduction (tome 1), Polanyi

« veut s’émanciper du paradigme de la valeur pour élaborer un nouveau paradigme reposant sur la reconnaissance des institutions comme fondatrices des valeurs économiques. (…) Il n’y a pas chez lui de théorie de la valeur fondant l’économie, mais une théorie institutionnelle de l’économie susceptible de poser la question de la ”valeur raisonnable“. » (Maucourant 1998, 334)

Il parait alors « bien proche de facto des thèses de l’institutionnalisme américain qui refuse les thèses objectivistes ou subjectivistes parce qu’elles présupposent que l’économie peut exister réellement de façon autonome ». (Maucourant 1998, 335) Et il en découle de façon cohérente que tout comme Commons, comme on va le voir, Polanyi refuse la dichotomie entre valeur réelle et valeur nominale qui fonde la théorie de la valeur substance et la neutralité de la monnaie chez les économistes classiques et néoclassiques (Servet, 1993).

Au total, ces convergences traduisent le fait que Polanyi s’inscrit dans les mêmes trois grandes filiations intellectuelles – école historique allemande, darwinisme méthodologique et pragmatisme – que Commons (voir Introduction, tome 1). Néanmoins, Polanyi, avec presqu’une génération d’écart par rapport à Commons, a été encore plus fortement que Commons influencé par Max Weber[16], tandis que pour ce qui concerne l’influence du darwinisme et du pragmatisme, il y a été sensible moins directement que ce dernier ; c’est par la médiation de Marx qu’il a adhéré à l’évolutionnisme darwinien et, mais cela reste à approfondir et on va y revenir, c’est en raison de son adhésion au socialisme démocratique et fédéraliste britannique de la guilde (porté par George Douglas H. Cole et Harold Laski, et repris par l’austro-marxisme), socialisme fortement inspiré par « l’idéal-réalisme », le « pragmatisme travailliste » et la dialectique sérielle non hégélienne de Proudhon (cf. infra) [17], qu’il tire son instrumentalisme pragmatiste que les polanyiens étatsuniens lui reconnaissent [18]. Mais Polanyi et Commons partagent d’autres influences, comme celles de l’école marginaliste autrichienne [19] et, pour le moins dans la première partie de leur vie, du « christianisme social ». Enfin, la question de la démocratie [20], de son approfondissement et de son extension à la sphère économique – démocratie industrielle – tient une place centrale dans leurs œuvres. Ceci transparait dans la « similitude des manières dont Polanyi et Commons traitent le rôle que les institutions jouent dans la création et l’expansion des libertés des personnes. » (Neale 1990, 149)

« Au niveau institutionnel, selon Polanyi, le problème de la liberté est une question d’équilibre entre l’augmentation et la diminution des libertés (…). Cette déclaration est en effet proche dans son esprit et pointe le passage suivant de Commons : (…) puisque la libération et l’expansion des personnes consistent en une contrainte (…) pour d’autres personnes (…) la définition dérivée [d’une institution] est : action collective contraignant, libérant et étendant l’action individuelle. » (ibid.)

 Ainsi dans La grande transformation Polanyi écrit d’une façon qui rappelle Commons que :

« au niveau institutionnel, la réglementation étend et restreint à la fois la liberté ; seule la balance des libertés perdues a un sens […] les privilégiés (sic) parlent d’esclavage alors qu’en réalité tout ce qui est prévu, c’est d’étendre aux autres la liberté acquise dont ils jouissent eux-mêmes. » (cité par Maucourant et Plociniczak 2011, 326)[21]

Last but not least, Commons et Polanyi partagent l’idée d’une nécessaire unité des sciences sociales et de leur distinction d’avec les sciences de la nature. Il s’agit pour eux de fonder une économie politique ou une socio-économie « institutionnaliste », et pas seulement « institutionnelle » au sens où, selon eux, les institutions ne sont pas seulement un simple cadre régulateur de la dynamique économique (refus du mécanisme et de l’organicisme), mais aussi ce qui la structure et la fonde.[22] Néanmoins le Polanyi de La grande transformation qui construit la formule d’un marché autorégulateur faisant face à un contre-mouvement protecteur de la société et cherchant à limiter son expansion, relève encore d’une approche simplement institutionnelle en ce sens. Ce n’est qu’après la publication de ce maître ouvrage qu’un second Polanyi a muri, celui qui s’installe à l’université Columbia à New York où il est exposé à l’influence des institutionnalistes étatsuniens – Veblen, Ayres et Commons, plus particulièrement. C’est seulement en effet dans son essai sur L’économie comme procès institutionnalisé, publié en 1957, que Polanyi développe une théorie proprement institutionnaliste dans laquelle les institutions ne sont plus seulement régulatrices mais aussi institutrices de la dynamique du capitalisme. C’est donc à rapprocher ce second Polanyi du Commons de Economie Institutionnelle qu’il faut en venir pour évaluer de manière plus précise leurs proximités au plan de l’analyse économique.

a. Proximités entre « l’économie en tant que procès institutionnalisé » et l’économie institutionnelle

Polanyi et Commons ont eu des expériences de vie intellectuelle qui se rejoignent par certains traits ; ils ont eu notamment tous deux une existence partagée entre pratiques citoyennes et vie académique, et ils ont publié leurs œuvres marquantes tard dans leur vie. Commons a 62 ans quand il publie Les fondations juridiques du capitalisme [Legal Foundations of Capitalism] et 72 ans pour Économie institutionnelle; ce dernier ouvrage a muri pendant de nombreuses années, et la crise des années 1930 l’a fait encore évolué, notamment dans la vision de la monnaie et du gouvernement qu’il propose. Polanyi a 61 ans (en 1947) quand il arrive à l’université Columbia et se frotte à la pensée institutionnaliste du nouveau monde. Il a 58 ans lorsque qu’il a publié La Grande Transformation en 1944 et 71 ans lorsqu’il co-édite avec Conrad Arenberg et Harry Pearson en 1957 Commerce et Marché dans les premiers empires [Trade and Markets in Early Empires] où se trouve logé ce qu’on peut alors appeler son testament théorique, l’article « L’économie en tant que procès institutionnalisé » (Polanyi [1957] 2017). A l’évidence Polanyi n’a pas fait du sur place au plan intellectuel entre ces deux dates, vu l’intensité de ses activités dans le cadre de ses groupes de recherche. On doit donc se garder de considérer La grande transformation comme l’œuvre indépassable de Polanyi. En forçant le trait, on peut même faire l’hypothèse, que pour lui, l’essai théorique de 1957 pourrait bien être à La grande transformation, ce que pour Commons, Institutional Economics a été à Legal Foundations of Capitalism, soit à la fois une continuation et un approfondissement et dépassement théorique. Il s’agit en effet dans les deux cas de bilans théoriques, de théorisations abstraites et « muries » [23].

Polanyi n’a pas seulement immigré en Amérique du Nord, il a aussi immigré dans le champ intellectuel de l’institutionnalisme étatsunien où il a été confronté au défi théorique d’y faire une place à sa « variante de l’institutionnalisme » au milieu de celles de Veblen et de Commons, mais aussi de W. C. Mitchell, de J. M. Clark et de C. Ayres. Bien qu’il ait été apparemment plus familier et proche des travaux de Veblen et de Ayres à son arrivée à Columbia (Gale 2011, 317), c’est sa proximité avec l’approche de Commons qui est frappante dans l’article de 1957[24].

L’économie substantive « empirique » est définie dans cet article comme un processus qui s’institutionnalise[25], processus qui est double car composé à la fois de « changement de lieux » et de « changements de possession » (changements de mains). Polanyi sépare ainsi la dimension matérielle des processus de production et de mise à disposition des biens en certains lieux, et la dimension circulatoire et gestionnaire du mouvement d’appropriation de ces biens passant par les « changements de mains » des droits de propriété sur ces biens. Dans le cas de la circulation de ces droits, « le mouvement d’appropriation résulte de transactions », alors que dans le cas de leur gestion, Polanyi parle de “dispositions”. Pour lui, « une transaction est un mouvement d’appropriation semblable à un changement de “mains“ ; une disposition est un acte unidirectionnel de la « main » auquel sont liés, en vertu de la coutume ou de la loi, des effets déterminés d’appropriation. » (Polanyi [1957] 2008a, 58)[26]

De même, vu que pour Polanyi, l’unité et la stabilité du procès institutionnalisé constitutif de l’économie substantive repose sur l’interdépendance et la récurrence de ces divers mouvements – de production et transport des biens et de circulation et gestion des droits de se les approprier -, l’économie substantive apparaît comme l’équivalent de “l’économie institutionnelle” que Commons appelle également “économie propriétarienne”[27]. Celle-ci en effet, on y reviendra, englobe en les articulant d’une manière ordonnée l’économie ingénieuriale et l’économie d’affaires ; elle est l’espace où la reproduction dynamique des groupes actifs [going concerns] composés d’établissements de production [going plants] et d’affaires actives [going businesses] est stabilisée sous le commandement d’un centre de contrôle et d’une forme de leadership (patron, chef ou meneur). Et de même que Commons conçoit la société comme composée de groupes actifs de différents types (industriels, souverains, culturels), Polanyi, en accord avec la conception de la société des socialistes de la guilde, considère la société comme faites de « groupes fonctionnels » économiques (production et consommation), politiques (municipalités et Etat), et culturels (religieux et intellectuels) [28].

Polanyi n’est pas loin non plus de la distinction (et des corrélations) qu’établit Commons entre économie, droit et éthique. Pour lui, « l’économie humaine est encastrée et englobée dans des institutions économiques et non économiques. » et « il importe de tenir compte de l’aspect non économique », puisqu’il se peut que « la religion et le gouvernement soient aussi capitaux pour la structure et le fonctionnement de l’économie que les institutions monétaires ou l’existence d’outils et de machines qui allègent la fatigue du travail. » (Polanyi [1957] 2008a, 58) Les « institutions économiques » correspondantes chez Commons sont celles de l’économie propriétarienne, elle-même unifiée en tant que communauté monétaire de compte et de paiement, tandis que les « institutions non économiques » relèvent pour lui du droit (« le gouvernement ») et de l’éthique (« la religion » pour Polanyi).

Enfin, selon Polanyi, pour comprendre la façon dont l’économie acquiert unité et stabilité, il convient d’élaborer et de combiner « un nombre limité de modèles » qu’il dénomme « formes d’intégration » et qui, « en effectuant une différenciation entre les secteurs et niveaux de l’économie, (…) offrent un moyen de décrire le procès économique en termes relativement simples. » (Polanyi [1957] 2008a, 59) Ainsi est introduite « une mesure d’ordre dans les variations infinies » de l’économie empirique où il est impossible de considérer une seule de ces formes d’intégration comme dominante à tous les niveaux et dans tous les secteurs de l’économie. Pour Polanyi, dans son article de 1957, « les principaux modèles sont la réciprocité, la redistribution et l’échange. » Néanmoins dans La Grande Transformation, il « avait antérieurement introduit une quatrième forme d’intégration empruntée à Karl Bücher, l’administration domestique [householding] », et il y est revenu dans son dernier ouvrage Dahomey and the Slave Trade. Pour l’anthropologue historienne Sarah Humphreys, Polanyi le réintroduit probablement parce qu’il « a découvert que la réciprocité, la redistribution et les marchés ne rendaient pas compte de tous les aspects de l’économie au Dahomey » et que « pour la première fois, au lieu de sélectionner différents modèles à étudier dans différentes sociétés, il essayait de donner une description complète des institutions économiques d’une société en tant que telle » (Humphreys 1969, 204)[29].

Ron Stanfield (1980) [30] et Brent McClintosh (1987)[31], dans leur entreprise d’intégration de Polanyi au sein de l’OIE, considèrent ses “formes d’intégration” comme des équivalents fonctionnels des “transactions” de Commons. A vrai dire, même si la transaction commonsienne n’est pas strictement en elle-même une forme d’intégration au sens de Polanyi, car, pour Commons, ce n’est que le tout articulé de ses trois types qui constitue un groupe actif intégré, cette assimilation n’en est pas moins recevable dans la mesure où Polanyi considère aussi qu’empiriquement, échange marchand, réciprocité et redistribution se combinent toujours. En conséquence on peut dire que Commons et Polanyi, « tous deux préoccupés par l’intégration des relations économiques et sociales nécessaires au maintien de la société en tant qu’entité viable », « ont tous deux choisi les transactions comme unité analytique de base. » (McClintock 1987, 675-676) Et si on veut « avancer vers un cadre général d’analyse des transactions institutionnelles », il nous faut « délimiter les aspects de convergence et de divergence dans leurs analyses de ces transactions. » (ibid.)

b. Les formes d’intégration polanyennes comme transactions commonsiennes

Deux des quatre formes d’intégration, la redistribution et l’échange marchand, correspondentsans problèmeaux types de transactions que Commons qualifie de répartition [rationing] et de marchandage [bargaining]. Par contre, Polanyi ne considère pas comme une forme d’intégration la transaction de direction [managerial] – relation d’obéissance entre un inférieur et un supérieur dans le cadre de la structure hiérarchique d’un groupe actif [going concern] – que Commons distingue de la relation de répartition/redistribution qui est pour lui une relation hiérarchique entre un inférieur et le tout souverain de son groupe d’appartenance.

Symétriquement, Commons ne fait pas de la réciprocité un idéal-type de transaction spécifique susceptible de s’imposer comme dominante dans les unités sociales de base qu’il qualifie de groupes actifs – que ceux-ci soient économiques, politiques ou encore éthiques – ou dans tout ordre social fut-il local. Pour autant la réciprocité n’est pas absente de sa théorisation, bien au contraire ; elle apparaît chez lui sous la forme du goodwill en tant que principe éthique immanent à toute transaction et encastré en elle, ainsi qu’on l’a vu dans notre Note sur la traduction (tome 1) à propos de la traduction du terme good-will. Elle est ce faisant, pour Commons, au fondement de la valeur et du capitalisme raisonnables tout comme de la démocratie industrielle qu’il appelle de ses vœux. En effet, en posant que les transactions sont des modalités de création d’obligations réciproques,  il internalise la réciprocité dans les divers types de transaction : la transaction de marchandage crée une double dette réciproque de livraison de biens et services et de paiement monétaire en retour ; dans la transaction de répartition, par exemple, l’obligation de payer l’impôt (dette fiscale)  a pour contrepartie un devoir de protection de la part de l’Etat (dette sociale) ; dans celle de direction enfin, l’obligation d’obéissance du dirigé a pour contrepartie un devoir d’efficacité et de responsabilité du dirigeant. C’est seulement si cette réciprocité dans les obligations (dettes[32]) créées par les transactions est respectée que celles-ci sont susceptibles de se reproduire de façon récurrente et de se combiner de façon cohérente dans les groupes actifs des sociétés capitalistes modernes en assurant leur continuité.

Cette différence de traitement de la réciprocité par les deux auteurs peut s’expliquer du fait qu’ils ne se focalisent pas sur les mêmes objets de recherche : Polanyi, en économiste historien et anthropologue, cherche des catégories générales (transhistoriques) d’analyse en extension, valables pour toutes les sociétés, alors que Commons, en économiste juriste et sociologue, cherche à théoriser en profondeur et de manière transdisciplinaire la société capitaliste salariale la plus avancée dans le processus de marchandisation et de financiarisation à laquelle il appartient ; il considère sans doute que, dans ce capitalisme, toute logique autonome du don/contredon a disparu et s’est dissoute sous la forme du goodwill dans les trois autres formes de transactions constitutives des groupes actifs[33].  Cette différence des points de vue explique sans doute pourquoi, comme l’a noté G. Hodgson, « Polanyi a mis davantage l’accent dans son analyse des fondements du capitalisme sur l’extension des marchés que sur la croissance d’institutions financières spécifiques », alors que Commons (1924a) a « à l’inverse le plus couramment considéré le développement des institutions financières – plutôt que des marchés en général – comme crucial à cet égard. » (Hodgson 2016, 17)

Quant à la transaction commonsienne de direction et au principe polanyien d’administration domestique, ils ne trouvent pas non plus a priori d’équivalents fonctionnels le premier chez Polanyi, le second chez Commons. MacClintock qui s’est interrogé à ce propos n’a pas su y répondre ; ayant posé comme a priori l’idée souvent soutenue que « les différents types de transactions ne sont pas centrés sur la production mais sur la distribution des moyens matériels de la société », il considère qu’il est « quelque peu déplacé d’inclure une transaction centrée sur la production dans l’analyse » (McClintock 1987, 676), comme dans le cas de la transaction de direction, et il en reste là [34]. Or on peut en dire tout autant du principe d’administration domestique qui, chez Polanyi, concerne aussi une forme de production (et non pas une forme mineure de répartition, comme d’abord soutenu y-compris par le premier Polanyi[35]).

En fait, ce que montrent précisément la transaction de direction chez Commons et l’intégration par l’administration domestique chez Polanyi, c’est qu’il est faux de considérer que les transactions commonsiennes et les formes d’intégration polanyennes sont centrées sur la seule distribution des moyens matériels de la société. Cette erreur vaut également pour les autres formes de transaction qui « permettent de saisir différents types d’interdépendance dans les pratiques de production, d’échange ou de circulation, de financement et de consommation » (Hillenkamp 2013, 235). Ainsi S. Humphreys a pu rappeler que les principes d’intégration polanyiens concernent aussi directement les rapports de travail :

« comme Polanyi l’a montré le plus clairement dans son dernier ouvrage, Dahomey and the Slave Trade : les modèles de travail réciprocitaire sont courants dans les sociétés primitives, le travail corvéable peut être classé comme redistributif, et l’esclavage appartient au modèle de l’administration domestique [householding]. » (Humphreys 1969, 202)[36]

Pour Commons, comme on l’a montré dans l’Introduction (tome 1) au point 3.4, il en va de même : l’entreprise capitaliste est un groupe actif où le goodwill du travailleur (sa force de travail) est l’objet de transactions de marchandage (marché du travail), de transactions de direction [managerial] (procès de travail), et de transactions de répartition en valeur et en quantité propres à l’entreprise (primes et avantages sociaux diversifiés ; affectations différenciées aux postes de travail), le tout combiné de ces transactions constituant la firme dont on peut distinguer divers types en fonction des variations dans ces combinaisons.

De ce fait, on peut alors faire converger les catégories respectives de Commons et de Polanyi selon un double mouvement. Il s’agit d’abord de dégager sans équivoque, chez Polanyi, l’administration domestique [householding] de la redistribution et, chez Commons, la réciprocité du marchandage, puis de rapprocher le principe d’administration domestique de la transaction (managériale) de direction. Se dégage ainsi un ensemble de quatre transactions ou principes d’intégration qui permet de lire les interdépendances sociales qui structurent la plupart des sociétés et sont au cœur de la variété des capitalismes. Voyons cela de plus près.

c. Une transaction de « ménagement » commune à Commons et à Polanyi

Dans Dahomey and the Slave Trade, Polanyi lui-même, on vient de la voir, s’est chargé in fine de désencastrer l’administration domestique de la redistribution. Mais on doit à l’anthropologue Rhoda Halperin une mise au point définitive, nous semble-t-il, de cette question. Pour cette auteure qui s’appuie sur des écrits non publiés de Polanyi, le concept n’a pas été bien compris et n’a reçu que peu d’attention de la part des chercheurs intéressés par l’organisation des processus économiques. Le terme lui-même est malheureux car les relations entre l’administration domestique comme forme d’intégration économique et les ménages réels est hautement problématique. Pour autant,

« l’administration domestique est une forme d’intégration extrêmement importante qui a la capacité de combiner des formes d’organisation économique marchande et non marchande mais aussi différentes formes non marchandes qui opèrent à divers étages des systèmes étatiques de stratification. » (Halperin 1991, 97)

C’est « avant tout une forme non capitaliste d’intégration économique, précisément parce qu’il n’a rien à voir avec le motif du gain ou avec l’institution de marchés. » (ibid., 97) Ce serait même « la forme clef d’intégration économique des parties rurales des systèmes étatiques. » (ibid., 98) Son « support structurel » n’est pas l’autarcie, comme l’a affirmé d’abord Polanyi [37] ; ce n’en est pas une condition nécessaire [38]. Ce n’est pas non plus « la symétrie propre à la réciprocité, la centralité propre à la redistribution, ou encore les mouvements aléatoires par pairs de vendeurs et acheteurs propres aux échanges marchands » ; « la propriété formelle de l’administration domestique est la circularité, et ses caractéristiques clefs sont la coopération, le timing et la programmation (scheduling) des activités économiques de production, distribution et consommation. » (Halperin 1991, 97) En fait,

« l’administration domestique en tant que forme d’intégration de l’activité économique incarne le principe que l’action est dirigée par l’intérêt du groupe qui gère le « ménage ». Qu’il soit égalitarien ou oligarchique, éclairé ou étroit d’esprit, l’aspect extérieur (outlook) du planificateur (planner) est indifférent. » (Polanyi n.d., cité par Halperin 1991, 98)

Du côté de chez Commons, le travail de désencastrement de la réciprocité reste en revanche à faire ; comment en effet ne pas en voir l’intérêt, dès lors qu’on prend en compte le rôle majeur dans l’évolution du capitalisme étatsunien des associations et fondations philanthropiques de divers types ; le rôle de ce secteur économique est déjà important à l’époque de Commons, mais il en fait largement abstraction quand bien même il y a largement participé, à l’époque de ses sympathies pour le Christian Gospel (avec son mentor R. Ely) et plus largement du fait de son intense activité associative. Certes, dans Commons (1924a) et Commons (1934a), il développe l’idée qu’il existe un troisième ordre de pratiques sociales à côté de l’ordre politique (souverain) des administrations publiques et de l’ordre économique des entreprises marchandes, un ordre qu’il appelle moral (1934a) et/ou culturel (1924a) comprenant les fraternités, les églises, les fondations charitables, éducatives, culturelles, et autres associations sans but lucratif ni pouvoir coercitif et fonctionnant essentiellement à la persuasion (1934a, 749). Mais dans la logique de ses catégories, ce secteur d’activités est moins intégré par la réciprocité que nécessairement régi par la transaction (managériale) de direction dans sa forme éthique de relation de persuasion entre un meneur charismatique [leader] et ses suiveurs, ce qui est cohérent avec la conception commonsienne de l’éthique comme subordination volontaire du soi aux autres, associée à un “due process of thinking”[39]. Pour Commons, en effet, « une masse agissante sans meneur [leader], sans patron [boss] ni chef [chief] n’est qu’une foule. Avec un meneur, un patron ou un chef, c’est un groupe actif » (1934a, 750)[40].

Dans ces conditions, dans le domaine des pratiques associatives, l’approche de Polanyi, en faisant place à une transaction de réciprocité différenciée des autres transactions et susceptible de fonder un tel ordre d’activités de manière horizontale, peut se révéler être un utile complément à celle de Commons. En revanche, l’introduction par Commons d’une transaction managériale contribue à redonner du sens et une place plus large au principe polanyien d’administration domestique en allant au-delà de la conception d’Halperin qui tend à en faire exclusivement un principe anticapitaliste[41]. Les traductions en français de managerial et de householding incitent en effet à les rapprocher en y voyant à l’œuvre une même logique transactionnelle de « ménagement. »

En anglais [householding] signifie “management of a household”, “managing a household”, “housekeeping”, “the fact of being a householder” (Oxford English dictionary, 1989). On y retrouve donc l’idée de management, de gestion de la maison, mais aussi avec householder (ou head of a family) de « direction » hiérarchique du ménage. » Bref il s’agit de management du ménage, le ménage étant lui-même conçu comme une unité d’habitation réunissant sous un même toit de façon stable un groupe de résidents qui est une unité de production autonome – idéal-typiquement non assujettie aux logiques du marché et de l’Etat – sous l’autorité d’un chef (de famille ou de village)[42]. Envisagé de la sorte, le principe d’administration domestique semble donc déjà proche de ce que Commons entend par transaction (managériale) de direction.

Si on s’intéresse maintenant au sens du mot « management », le rapprochement entre les deux concepts apparaît encore plus légitime. L’Oxford English Dictionary attribue l’origine de « manager » au vieux français « mesnager ». La linguiste Henriette Walter le confirme tout en précisant que comme beaucoup de mots, manager a beaucoup voyagé avant de revenir dans les dictionnaires français sous la forme d’un anglicisme couramment employé.

« Manager est notamment passé par l’italien maneggiare, (…) un mot qui veut dire « entraîner un cheval en le dirigeant avec la main. » Le français a d’ailleurs récupéré cette acception dans le mot manège, par lequel on désigne le lieu où l’on fait travailler les chevaux, dans une école d’équitation. L’important à retenir ici, c’est que la direction passe par la main, plus que par la volonté[43]. Le dictionnaire étymologique des anglicismes et américanismes a creusé davantage la question. Alors qu’en anglais la prononciation du “a” et du “é” sont très proches, “si l’on remplace le premier ou le deuxième “a” du mot manager par un “é” on retrouve deux mots bien français”. Dans le premier cas donc, on “obtient mé(a)nager (référence au ménage et au ménagement) et, dans le second, “manè(a)ger (référence au manège)” déjà rencontré plus haut. Le termeménagementa, lui, plusieurs significations dont, à l’origine, celui de conduire les affaires du ménage et, pour les plus riches, à en gérer le personnel dirigé par un majordome. (…) Le terme ménagement signifie également “mesure, modération dans sa conduite à l’égard des autres”. Car qui veut voyager loin ménage sa monture ! (…) « ménagement » est une affaire artisanale, un mode de gestion économique concret, ancré dans le quotidien. (…) (Dans) un livre de 1393 qui s’appelle Le ménagier de Paris et qui s’annonce comme un “Traité de moral et d’économie domestique” », on « trouve toutes sortes de réflexions philosophiques sur la famille, mais aussi des conseils pour tenir sa maison, des recettes de cuisine etc. Une affaire de femmes, à l’époque… Qui devient une affaire d’hommes, quand, à la fin du XIX^ème siècle, le mot nous revient d’Angleterre où il a pris le sens de dirigeant d’entreprise. » (Walter 2012, souligné par nous)

On peut alors considérer que le householding, en tant que principe d’intégration, équivaut à la forme qu’a pris la transaction de direction dans le fonctionnement des grandes entreprises capitalistes dès lors que celles-ci, pour se protéger du marché et protéger ses insiders vis-à-vis des outsiders, ses stakeholders vis-à-vis des shareholders, ont développé une identité « corporate » propre, un « esprit maison », et sont devenues dans la phase du « capitalisme managérial » des groupes actifs autoréférentiels dominants[44], ainsi que l’a montré Alfred Chandler dans The Visible Hand. The Managerial Revolution in American Business (Chandler 1977).

« Dans beaucoup de secteurs économiques, la main visible du management s’est substituée à ce qu’Adam Smith nommait la main ivisible du marché. (…) Puisque l’entreprise moderne internalisa des fonctions auparavant prises en charge par le marché, elle devint l’institution la plus puissante de l’économie américaine et ses managers le groupe le plus influent des décideurs économiques. » (cité par Rappin 2017, 38)

On retrouve bien en effet dans ces groupes la circularité comme support structurel de l’administration domestique puisque

« c’est dans le moule du concept [cybernétique] d’organisation que s’est formé ce management contemporain : (…) tant le management stratégique que le contrôle de gestion, qui se sont explicitement construits sur ces bases, avant que la gestion des ressources humaines, émergeant un peu plus tardivement dans les années quatre-vingt, ne s’occupe de la gestion des compétences, c’est-à-dire du rapport du travailleur à l’organisation définie comme boucle de rétroaction. » (Rappin 2017, 40, souligné par nous)[45]

De même, relèvent d’une forme d’administration domestique les grandes entreprises patriarcales « intégrées » qui, au XIX^ème siècle, disposaient de leurs propres logements ouvriers, écoles et magasins, et internalisaient ainsi la reproduction des forces de travail qu’elles mobilisaient. On voit sur ces cas que la transaction de direction, qu’on est alors tenté de rebaptiser “transaction de ménagement”, peut être identifiée au principe polanyien d’administration domestique qui, de ce fait, apparaît comme ayant une portée plus générale que celle qui lui a été jusqu’à maintenant reconnue aux marges des sociétés capitalistes avancées [46]. L’extension de ce principe aux grands groupes capitalistes managériaux, introvertis et autoréférentiels, qui utilisent les marchés tout en les tenant à distance au plan de leurs règles internes, est qui plus est conforme à sa reconceptualisation en termes de « partage domestique » par la socio-économiste Isabelle Hillenkamp, suite à ses travaux sur l’économie populaire en Bolivie. Pour Hillenkamp, en effet, ce partage au sein d’un groupe « repose sur des règles de production et de partage des richesses pour l’usage de ses membres, tout en participant par ailleurs à des échanges, y-compris marchands », et cette « logique de partage peut dominer tant que les ressources issues des échanges avec l’extérieur sont soumises au principe de satisfaction des besoins des membres du groupe » – ce qui implique l’administration d’un rapport de subordination des détenteurs de ces ressources externes (Hillenkamp 2013, 223).

En ce cas, c’est le recours à la conception commonsienne des transactions – avec sa transaction (managériale) de direction – qui permet un élargissement de la portée de la conception polanyienne des formes d’intégration et plus particulièrement du principe d’administration domestique.

d. Une grille d’analyse commune à l’institutionnalisme économique, qu’il soit américain ou européen, ancien ou moderne

Nous aboutissons finalement à la stabilisation d’une grille élémentaire de lecture transhistorique des sociétés mobilisant quatre modèles de transaction (cf. tableau 1). Cette grille rejoint celle des « quatre formes élémentaires de la socialité » élaborée par l’anthropologue psychologue Alan P. Fiske (1991 et 1992), à partir d’une recension très large à la fois de travaux théoriques marquants en anthropologie, sociologie, économie, histoire, psychologie et philosophie, et d’analyses empiriques sur des sociétés très diverses. Fiske ne parle pas de transactions ou de formes d’intégration, mais de “formes de socialité” ou de « modèles relationnels générateurs de comportement et qui ont un rôle omniprésent dans la mise en forme des relations sociales dans une grande variété de domaines sociaux. » (Fiske 1991, 3) Néanmoins, ces « modèles psychosociologiques » (Fiske 1992, 689) sont bien des modèles transactionnels qui participent de la structuration et de la reproduction des sociétés en tant que totalités. Fiske les considère d’ailleurs comme parfaitement compatibles avec les quatre formes d’intégration de Polanyi[47].

Concernant l’administration domestique, Fiske considère en effet que « bien que Polanyi ne dise pas grand-chose de cette forme corporative de production, nous pouvons raisonnablement lui imputer une production communautaire, une organisation de partage des ressources correspondant à notre concept de “partage communautaire” [Communal Sharing] au sein d’un groupe relativement indifférencié. » (Fiske 1991, 32)[48]

 Concernant la redistribution, « système caractérisé par la centricité, dans lequel il y a un personnage central de premier plan, un chef ou un despote, ou encore des prêtres du temple, des seigneurs de l’aristocratie dirigeante ou une bureaucratie », il s’agit clairement pour Fiske de ce qu’il appelle “classement selon l’autorité” [Autority Ranking] dans la distribution des biens et des services. » (ibid., 33)

Concernant « la réciprocité, caractérisée par la symétrie, souvent entre partenaires établis qui s’engagent dans un échange équilibré à long terme », les équivalences étant établies et généralement fixées par la coutume, c’est pour Fiske ce qu’il appelle l’“appariement à égalité” [Equality Matching] dans le domaine économique. » (ibid., 33)

Enfin l’échange marchand, avec « des marchés (…) fondés sur un système de prix et l’argent comme moyen d’échange, les gens négociant et cherchant à maximiser leurs profits, est à l’évidence ce que Fiske appelle ”appréciation par le marché“ [Market Pricing].”

Dans le tableau 1 sont également établies des correspondances entre les quatre modèles transactionnels précédents, les trois « fondements moraux des relations économiques » que David Graeber appelle également « logiques de transaction » [49], et les typologies des formes de coordination proposées par les deux principaux courants actuels de l’institutionnalisme en France, la théorie de la régulation et l’économie des conventions [50]. Ce tableau témoigne de ce que les catégories sur lesquelles sont fondées les différentes variantes de l’institutionnalisme économique sont redondantes, et rend donc compte d’une convergence fondamentale dans la pensée institutionnaliste.

Tableau 1 :  Formes d’interdépendances : intégration, transaction, socialité, coordination et cités

Aussi le lecteur francophone, plus habitué à la grille polanyienne et/ou aux approches indigènes de la régulation et des conventions, voire aux méditations maussiennes et polanyiennes de David Graeber, se retrouve en paysage connu tout en pouvant y repérer la spécificité de Commons pour qui c’est sur la base des trois transactions (répertoriées dans ce tableau) que celui-ci considère comme les plus petites unités d’analyse desquelles l’économiste institutionnaliste doit partir – les structures élémentaires de la socialisation économique des individus, dit autrement -, que l’ensemble de la théorie économique institutionnaliste doit être construite (cf. tome 1, Introduction, point 2.2c). Ces trois types de transactions, articulés entre eux et hiérarchisés au sein de groupes actifs diversifiés en fonction du type de transaction qui y domine, assurent l’intégration et la reproduction dynamique de ces groupes. Mais elles règlent aussi les relations entre les groupes actifs, et ce de manières différentes selon que ceux-ci relèvent ou non d’un même ordre (économique, politique ou éthique). Ainsi chez Commons, l’intégration ne se fait pas seulement à un niveau macro, à partir de principes transhistoriques, mais aussi de bas en haut au niveau des groupes actifs d’abord, des ordres partiels constitués de groupes actifs de même type (économique, politique, éthique) ensuite, et enfin au niveau de la société économique qui intègre ces ordres partiels dans le tout social toujours selon le même schéma transactionnel.

Ces correspondances entre diverses approches relevant toutes de l’institutionnalisme sont à nos yeux un gage de la pertinence des catégories mises à jour, dans la mesure où toutes ces approches ont une base empirique étendue à un nombre considérable de sociétés « primitives », « archaïques » ou « modernes ». Compte tenu des autres proximités d’ordre épistémologique entre Polanyi et Commons examinées précédemment, on a là un gage de leur complémentarité. Pour autant, la convergence des « modèles » ne préjuge pas des usages divergents ou pour le moins différents qui peuvent en être faits par leurs promoteurs respectifs en fonction de leurs philosophies sociales et de leurs biographies. Venons-en alors à ces divergences, ou différences, entre Commons et Polanyi.

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[voir L’EPISODE 2 de la série “Polanyi, Commons, Proudhon : différences théoriques et divergences politiques”]

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[1] Cf. néanmoins Vercueil 1997, Théret 2000a et b et 2003, Steiner 2001, Nakahara 2015, Nakahara & Uni 2017.

[2] On prolonge donc ici l’idée ancienne formulée par l’historienne Anne Mayhew selon laquelle « sa connaissance très large de la nouvelle littérature de sciences sociales ont permis à Commons d’en dessiner un cadre qui, malgré les apparences superficielles, n’est pas culturellement spécifique et peut être facilement adaptée pour décrire des processus de changement ailleurs. Bien que Commons n’ait jamais écrit beaucoup sans revenir aux processus juridiques anglo-américains, sa discussion des questions de sciences et de philosophie sociales montre clairement qu’il comprenait ces processus dans une perspective plus large. » (Mayhew 1987, 979)

[3] Voir notamment Maucourant 1994, 1995 et 2001a, Barthélemy et Nieddu 2007, Hillenkamp 2009, Guérin 2011, Saiag 2011, 2014 et 2026.

[4] A ce niveau, quoique principalement sur la question de la monnaie, les travaux de Jérôme Maucourant sont la seule exception à notre connaissance.

[5] C’est « dès son arrivée au Bennington College dans le Vermont pendant la Seconde Guerre mondiale, (que) Karl Polanyi s’est inscrit dans la tradition de l’école américaine de pensée économique connue sous le nom d’“institutionnalisme” (…) et descendant intellectuellement de Thorstein Veblen et de John R. Commons. » (Neale 1990, 145)

[6] Dans l’entre-deux guerres et jusque dans les années 1950, « Columbia était devenue le foyer universitaire d’une concentration particulièrement importante d’économistes de tendance institutionnaliste. Parmi eux, Wesley Mitchell, John Maurice Clark, Frederick C. Mills, Paul Brissenden, James Bonbright, Robert Hale, Joseph Dorfman, Carter Goodrich, Rexford Tugwell, Gardiner Means, Leo Wolman, Horace Taylor, Arthur F. Burns et, plus tard, Karl Polanyi. » (Rutherford 2011, 223). « L’invitation de Polanyi à Columbia fut en partie due au soutien de l’économiste institutionnaliste Carter Goodrich (Polanyi 48-1, Goodrich 48-2, Neale 1990). » (Dale 2011a, 316) « Columbia avait été l’un des plus grands centres de l’institutionnalisme américain à côté de l’Université du Wisconsin (…). Même si l’institutionnalisme américain avait perdu de son influence au milieu du siècle, la nomination de Polanyi pouvait encore être considérée comme un effet des sympathies institutionnalistes (…). Le fait que Polanyi ait commencé à rendre sa “méthode institutionnelle” plus explicite à cette époque a peut-être aidé. » (Frerichs 2019, 204)

[7] Stanfield 1980 et 1999, McClintock 1987, Carroll & Stanfield. 2003, Dale 2011a, Frerichs & James 2018, Frerichs 2019.

[8] Cf. Neale 1957–2017a et b. Un autre exemple de collaborateur de Polanyi ayant fréquenté les institutionnalistes est celui de Daniel Fusfeld (1957-2017, 1977, 1988)

[9] Selon Neale, « par rapport aux autres types de théorie économique, l’institutionnalisme a fait preuve de deux grandes forces : il a relativement réussi à limiter les significations aux différents contextes de circonstances et d’action qui donnent un sens au discours ; et il a mis l’accent sur l’usage de substantifs verbaux, le [verbing]. Je suis frappé par l’importance du verbing dans toute exposition de l’instrumentalisme et de l’économie institutionnelle : le goûter [tasting], l’essayer [trying], l’apprendre [learning], le tester [testing], l’expérimenter [experiencing]. “La valeur est un processus de valuation (le processus de valuer) [process of valuing]”, disait Commons. Le nom qui résume tout cela est un nom qui renvoie au verbing : processus.” (Neale 1982, 368). L’intérêt du verbing, c’est-à-dire de remplacer des noms par des substantifs verbaux, est explicité par Commons à propos du signifier [meaning], du valuer [valuing], du choisir [choosing] et de l’agir [acting] (1934a, 18) mais aussi « des processus de formation des prix [pricing], des valeurs [valuing] et des débits de compte [debiting], processus qui créent, transfèrent, éteignent et recréent à la fois les quantités économiques et la monnaie qui les mesure en tant que valeurs (1934a, 513). Pour Commons, « un processus est décrit de façon plus précise lorsqu’on utilise des verbes plutôt que des substantifs. Les substantifs sont susceptibles de nous induire en erreur parce qu’ils donnent l’impression de quantités statiques, tandis que les verbes substantivés sont adaptés aux transactions de marchandage… » (1934a, 513)

[10] Cf. également Özveren 2007.

[11] Dans son compte rendu du livre de Chris Hann & Keith Hart (2009). Market and Society: The Great Transformation Today, Stanfield remarque que « les auteurs négligent presque complètement l’Original Institutional Economics américain, malgré la proéminence du groupe Polanyi dans son développement d’après-guerre et la similitude de ses thèmes avec ceux de Polanyi lui-même. » (Stanfield 2010, 353)

[12] Pour Neale, « si l’on considère l’évolution de la position mûrie de Karl Polanyi dans les sciences sociales, (…) les idées clés qu’il partage avec les institutionnalistes sont l’instrumentalisme, l’importance de la société (et de la culture), avec un gouvernement qui, à l’époque moderne, agit comme mandataire [agent] de la société, et la technologie. (…) La convergence des autres idées clés renvoie à une propension commune pour les analyses holistiques des questions sociales, à un rejet de toute la tradition du droit naturel en philosophie (nécessairement impliqué par l’affinité avec l’instrumentalisme), et à un fort penchant pour l’analyse comparative. À ces égards, Polanyi et les institutionnalistes reflètent les nouvelles idées des sciences sociales développées à la fin du XIX^e siècle et au début du XX^e siècle, en particulier dans le champ émergent de l’anthropologie et partout où les chercheurs ont été influencés par l’idée d’évolution. » (Neale 1990, 145-146)

[13] Pour Stanfield, qui « considère l’Original (ou Old) Institutional Economics (OIE) comme un ragoût fait à partir de recettes formulées par Veblen et Commons, assaisonné d’une tasse de bouillon concocté par Marx et Polanyi » (Stanfield 1999, 232), d’une part « l’OIE repose sur la méthode comparative développé par les anthropologues pour collecter l’information et poursuivre des généralisations à propos des activités économiques des groupes humains. » (ibid., 236), d’autre part il insiste « sur la validation instrumentale du savoir économique. Après que les généralisations dérivées de l’examen du matériau ethnographique rassemblé sont tentées en vérifiant leur cohérence logique et leur correspondance empirique, se pose le problème supplémentaire d’estimer leur utilité sociale grâce à la procédure du raisonnement instrumental », dans la mesure où « le but de cette analyse est de créer une théorie économique du contrôle. (…)  Ce souci de l’instrumental (…) est une marque indélébile de l’héritage pragmatiste de l’OIE. » (ibid., 237) Par ailleurs, « la référence fréquente de Polanyi au besoin d’une “vue globale de l’homme et de la société” indique une autre approche générale qu’il partage avec l’institutionnalisme mainstream. Tout comme le font les institutionnalistes, Polanyi insiste sur le besoin d’une science sociale adoptant un point de vue holistique et sociétal. » (Stanfield 1980, 600).

[14] Ainsi quand Polanyi affirme que “dans les sociétés primitives, le crédit, à travers lequel la dette est formalisée, est fourni originellement par la réciprocité pratiquée à l’intérieur du clan et du voisinage ”, il assimile conceptuellement la catégorie originelle de la dette à celle du don (…). Parallèlement, Commons remarque : (…) “les sociétés primitives ont aussi l’institution du « don » qui est leur méthode de création de dette.”(Maucourant 1998, 343-44)

[15] « Polanyi n’a pas tenté de développer une théorie de la valeur au sens d’une analyse des déterminants des prix du marché. (…) Pour lui, la question importante n’était pas la question orthodoxe de l’analyse de la détermination des prix, mais la question aristotélicienne de décider à quel niveau les prix doivent être fixés. » (Stanfield 1980, 601-602)

[16] « Weber, aussi, eut une influence majeure sur Polanyi. En particulier, il fut inspiré par la tentative de Weber de formuler une « histoire économique générale », focalisée sur le problème de la place changeante de l’économie dans les sociétés humaines. Polanyi décrit sa propre approche de l’histoire économique, ainsi que ses concepts spécifiques qui traite de la place du système économique dans la société, comme étant orienté de manière « largement similaire » à celle de Weber. » (Gale 2011, 314)« Polanyi a aussi lu Commons, et fait des comparaisons entre son Institutional Economics et le travail de Weber (tout en notant une importante différence : à savoir que l’emphase chez Commons est mise sur le système ; alors que chez Weber elle concerne “l’esprit” (Polanyi 9-7). » (ibid., 316)

[17] « En Angleterre, “Proudhon constitue une pâture toute trouvée” (Engels à Marx, 18 déc. 1850) – et nous retrouvons là, du John Watt de 1850 au Cole du Guild socialism, et du chef travailliste H. Laski à G. Woodcock, secrétaire général du TUC [auteur d’une biographie de Proudhon] le lien mal connu entre proudhonisme et travaillisme. » (Bancal 1970, tome II, 223) Dans sa recension de la biographie de Woodcock, Cole confirme son admiration pour Proudhon tout en soulignant que « Proudhon comme son biographe n’ont pas réellement montré comment l’idée d’une société fondée sur le contrat, les échanges égaux et le crédit gratuit pouvait s’appliquer à la production à grande échelle » (Cole 1957, 461). Il fait ainsi abstraction des développements de Proudhon sur la propriété collective et les « compagnies ouvrières » susceptibles de prendre en charge ce type de production via « un double contrat : le contrat qui lui donne l’investiture, établit sa propriété, fixe ses droits et ses obligations envers la mère patrie ; le contrat qui unit entre eux ses divers membres et détermine leurs droits et devoirs. Vis-à-vis de la Société, dont elle est une création et une dépendance, la compagnie ouvrière s’engage à fournir toujours, au prix le plus près du revient, les produits et services qui lui sont demandés, et à faire jouir le public de toutes les améliorations et perfectionnements désirables. A cet effet, la compagnie ouvrière s’interdit toute coalition, se soumet à la loi de la concurrence, tiens ses livres et archives à la disposition de la société, qui conserve à son égard, comme sanction de son droit de contrôle, la faculté de la dissoudre (Idée générale de la révolution …) » (cité par Ansart 1984, 322). Voir également Gurvitch 1965, 69. Sur le pragmatisme de Proudhon et les similitudes entre Commons et lui, voir infra.

    [18] Sur l’influence des socialistes anglais (Owen, Cole) et de l’austro-marxisme sur Polanyi, sur la différenciation fonctionnelle et la vision de la société comme ensemble de groupes, et sur la démocratie économique complétant la démocratie politique (comme chez Commons), cf. Dale 2011b et 2014. Il est frappant de constater que l’opposition que fait Polanyi entre un marché autorégulateur désencastré de la société et son contremouvement se retrouve déjà chez Proudhon, inspirateur de Cole, ami de Polanyi : L’approche sociologique de Proudhon « lui a permis (…) de mettre en relief la lutte historique existant, selon lui, entre un organisme économique – une société économique qui se constitue progressivement d’une façon autonome- et un corps politique, un Etat dont le pouvoir absorbant méconnaît cette autonomie et subit finalement les crises engendrées par cette méconnaissance » (Bancal 1970, tome II, 65).

[19] Cf. sa controverse sur la possibilité d’un calcul économique socialiste avec Von Mises (Maucourant 1993). Sur l’influence de Menger sur Commons, cf. Tokumaru (2017).

[20] « Un gouvernement qui, à l’époque moderne, agit comme mandataire de la société. » (Neale 1990,149)

[21] Commons et Polanyi sont ici encore très proches de Proudhon : « Sur le plan socio-économique, c’est l’existence de la société et la constitution de rapports organisés qui donnent à l’homme une liberté efficiente. “L’homme le plus libre est celui qui entretient le plus de rapports avec ses semblables” Qu’est-ce que la liberté ? “La liberté, c’est la balance des droits et des devoirs, rendre un homme libre, c’est le balancer avec les autres” (Premier mémoire sur la propriété). » (Bancal 1970, Tome I, 69)

[22] Sur la distinction entre dans les approches économiques institutionnelles et institutionnalistes, cf. Gislain 2003. Parmi les approches généralement qualifiées d’“institutionnelles/alistes”, on doit distinguer « d’une part, celles qui cherchent certes à intégrer la dimension institutionnelle dans l’analyse économique mais conçoivent les institutions économiques, “formes institutionnelles” dans une optique marxo-durkheimienne, ou ‘conventions, règles, normes” dans une optique wébérienne, comme des institutions simplement “régulatrices”, c’est-à-dire correctives ou palliatives des défaillances d’une économie historique (mode de production) ou naturelle (marché) qui serait en soi ‘incomplète” et donc à réguler en termes de stabilité capitaliste dynamique ou de coordination marchande ; d’autre part, celles qui conçoivent les institutions économiques comme fondamentalement “instituantes”, c’est-à-dire certes des institutions régulatrices mais surtout des institutions qui génèrent l’économie comme construction sociale plus ou moins viable avec une cohérence et un ordonnancement relativement raisonnables (Commons) bien que conflictuelle et non dénuée de domination économique (Veblen). Cette différence conceptuelle (…) entre institutions seulement régulatrices et institutions essentiellement instituantes, est sans doute la principale ligne de démarcation qui sépare actuellement l’approche “institutionnelle” de l’approche “institutionnaliste”. » (Gislain 2003, 47)

[23] Ce que corrobore le fait que Nicolas Postel et Richard Sobel se réfèrent presqu’exclusivement à cet essai de 1957 pour réfléchir au concept de marchandise fictive utilisé sans vraiment l’avoir défini par Polanyi et pour « être plus polanyiens que Polanyi » en retrouvant « l’ancrage de l’économie substantive dans la raison pratique » (soit « la dimension “éthique” ou “éthico-politique” du comportement de l’acteur » (Postel et Sobel 2010, 29-31).

[24] En fait semble-t-il, Polanyi est au départ plus proche de Veblen et de Ayres que de Commons, non seulement au niveau de la critique du capitalisme (du système de marché), mais aussi dans sa conception générale dichotomique de la dynamique sociale : tendance vers le marché autorégulateur versus contremouvement protecteur de la société (protective response), qu’on retrouve dans les oppositions instinct du travail efficient/culture pécuniaire (Veblen) et technologie/cérémoniel (Ayres).

[25] « L’origine du concept substantif se trouve dans l’économie « empirique ». On peut la définir brièvement comme un procès institutionnalisé d’interaction entre l’homme et son environnement, qui se traduit par la fourniture continue des moyens matériels permettant la satisfaction des besoins. » (Polanyi [1957] 2008a, 57)

[26] « Le mouvement d’appropriation régit à la fois ce que l’on a coutume d’appeler la circulation des biens et leur gestion. Dans le premier cas, le mouvement d’appropriation résulte de transactions, dans le second cas, de dispositions. En conséquence, une transaction est un mouvement d’appropriation semblable à un changement de « mains » ; une disposition est un acte unidirectionnel de la « main » auquel sont liés, en vertu de la coutume ou de la loi, des effets déterminés d’appropriation. Le terme « main » représente ici des groupes et offices publics aussi bien que des personnes et entreprises privées, la différence entre eux n’étant pour l’essentiel qu’un problème d’organisation interne. Il convient cependant de remarquer qu’au XIX^ème siècle on associait habituellement l’idée d’entreprise privée à celle de transactions, tandis qu’aux entreprises publiques était généralement liée l’idée de dispositions. » (Polanyi [1957] 2008a, 58)

[27] Voir sur ce point S. Frerichs et R. James qui « utilisent « les travaux de Karl Polanyi et de John R. Commons pour suggérer que le régime de propriété de la société de marché repose à la fois sur la réification de la propriété (l’identifiant aux choses possédées) et la marchandisation du droit de propriété (en le transformant en une denrée marchandisable). » (Frerichs & James 2018, abstract).

[28] « Les partisans des guildes utilisaient le terme “fonction” pour dénoter des finalités sociales sélectionnées et mises en relation cohérente » (…), et soutenaient que les droits et les obligations ne devaient pas être formulés au niveau du citoyen individuel appartenant à une communauté nationale et devant s’obliger vis-à-vis de l’Etat, mais au niveau de groupes, et de façon que les droits et devoirs des associations au sein de la société civile dérivent de leurs fonctions vis-à-vis de la société en tant que tout. Ainsi, les institutions sont comprises comme le résultat des finalités sociales des individus : églises (vie spirituelle), syndicats (production), coopératives (consommation) et conseils municipaux et Etat. La société, dans le compte rendu que Polanyi fait du socialisme de guilde, est essentiellement un organisme dont les organes individuels développent leurs fonctions vis-à-vis les uns des autres dans l’unité du tout. (…) Les différentes fonctions des individus sont : la production, la consommation, les relations de voisinage, la vie intellectuelle et leur épanouissement. Ce sont ces fonctions qui incitent les gens à former des associations : production collective, consommation collective, communauté de voisinage et associations intellectuelles. Les incarnations contemporaines de ces associations naturelles sont les syndicats ([trade-unions], les coopératives, les organisations communautaires, les groupes idéologiques et culturels, chacun d’entre eux exprimant une fonction de la vie individuelle. » (Polanyi 1-52, ‘Gild es allam’, cité par Dale 2014, 656-657).

[29] « A l’époque de Trade and Market, Polanyi avait apparemment exclu le principe d’administration domestique au motif qu’il s’applique toujours à un groupe plus petit que la société, et est formellement identique à la redistribution. » (Humphreys 1969, 204)

[30] « Dans l’Original Institutional Economics, notamment dans le travail séminal de Polanyi, l’analyse de l’économie sociale est traitée dans un contexte holistique transactionnel. Les transactions de réciprocité et de redistribution forment une part significative de l’intégration de la division du travail dans une économie sociale. (…) ces transactions sont différentes de l’échange marchand en ce qu’elles sont instituées dans la société et elles sont différentes par leurs effets sur les ordres sociaux et politiques. (…) Le marché ne fonctionne pas tout seul, et des transactions de réciprocité et répartition servent à intégrer la division du travail. » (Stanfield 1999,  242)

[31] « Polanyi a orienté son analyse vers les “principes d’intégration” ou transactions. (…) Ses recherches ont mis en évidence quatre types de transactions qui fournissent les moyens d’intégrer les relations sociales et économiques : la réciprocité, la redistribution, l’administration domestique et l’échange (…). » (McClintock 1987, 675, souligné par nous)

[32] On considère ici que les dettes/créances sont les obligations/droits exprimées en monnaie, ce qui, pour Commons, est le cas pour les transactions de marchandage et de répartition, mais pas pour les transactions de direction.

[33] Compte tenu du flou sur la notion d’échange qu’on retrouve encore par exemple dans Graeber (2011), l’idée que le don/contredon a été la matrice de l’échange marchand et s’y est dissous était répandue dans le premier tiers du XX^ème siècle ; on en trouve la trace y-compris chez Mauss, mais elle est absente chez Polanyi (Théret 2018, 214). Cela dit, Commons et Polanyi convergent sur l’idée que dans « les sociétés primitives » la réciprocité, sous la forme du don/contredon est la forme d’intégration dominante. Pour Polanyi, « “dans les sociétés primitives, le crédit, par lequel la dette est formalisée, est assuré à l’origine par la réciprocité pratiquée au sein du clan et du voisinage”. Il assimile la catégorie originelle de la dette à celle du don. (…) L’institution du don constitue la “main invisible des sociétés primitives”. De façon similaire. Commons observe (dans Institutional Economics) que “les sociétés primitives ont souvent l’institution du don qui est leur méthode de création de la dette, et elles sont même connues pour avoir mis en place une monnaie de compte”. » (Maucourant 1998, 344)

[34] « Du point de vue économique, la transaction de direction est celle qui a pour objet la production de richesse, ce qui inclut ce dont nous avons déjà parlé comme étant la signification physique de l’échange, considérée comme l’ajout d’une « valeur de localisation » par le transport et la livraison des marchandises. La transaction de marchandage, elle, a pour objet la distribution de la richesse et les incitations à la produire et à la transmettre. Le principe universel des transactions de marchandage est la rareté, alors que celui des transactions de direction est l’efficacité » (Commons 1934a, 64)

[35] « C’est dans les écrits non publiés de Polanyi qu’apparait la définition la plus claire du [householding]. (…) En termes formels, le householding n’est pas la redistribution à petite dimension, car il n’y a pas exigence de centralité. Dans le cas du householding “la caractéristique formelle de la méthode d’intégration est essentiellement différente de celle de la réciprocité et de la redistribution”. » (Polanyi n.d., cité par Halperin 1991, 98)

[36] On ne peut plus alors dire que le principe de householding est « une anomalie parmi les catégories de Polanyi car il représente l’aspect économique de l’unité sociale de base, alors que les trois autres catégories se réfèrent toutes à l’organisation des relations économiques entre les unités. » (Humphreys 1969, 204) Dans la perspective de Commons, les transactions de marchandage et de redistribution participent à l’intégration des unités sociales de base tout autant qu’elles expriment des relations entre elles.

[37] Notamment dans Polanyi [1944] 1983, 83 et 89.

[38] « “Householding” peut être autarcique ou non-autarcique, ou les deux à la fois. » (Gregory 2009, 143) Isabelle Hillenkamp définit également le householding comme principe (non autarcique) de partage domestique, conformément auquel « les règles d’un groupe clos – mais non nécessairement autarcique – assurent la production et le partage des ressources en vue de la satisfaction des besoins (hiérarchisés) de ses membres. (…) Le critère distinctif n’est pas l’autarcie, mais l’existence d’une identité commune (conçue comme héritée) qui définit le groupe en le clôturant et à laquelle le partage des ressources confère une assise matérielle. » (Hillenkamp 2013, 222-223)

[39] Sur ce “due process of thinking”, cf. Commons 1924a, 349-353. Sur la conception commonsienne de l’éthique, cf. supra Introduction , tome 1, point 2.3c.

[40] On retrouve ici une influence wébérienne : le meneur dans l’ordre moral est « charismatique », le patron dans l’ordre économique est « rationnel-légal », et le chef dans l’ordre politique est « traditionnel ».

[41] Quoique pour Halperin, « l’administration domestique est l’un des concepts les plus importants et, potentiellement, les plus applicables de Karl Polanyi. En tant que forme d’intégration, il a la capacité de traiter des processus économiques complexes – en particulier l’articulation de différents arrangements institutionnels organisant les unités de production et de consommation dans des sociétés stratifiées et étatiques (préindustrielles, industrielles et postindustrielles). L’administration domestique n’est pas conçue pour les économies à petite échelle des sociétés dites primitives sans État. Polanyi l’a plutôt conçu pour gérer la complexité, le changement et la résistance à l’élite politique et économique dans des systèmes culturels où il existe des tensions constantes entre les exigences des élites et celles des personnes situées aux échelons inférieurs des systèmes de stratification étatique. »(Halperin 1991, 93)

[42] “Householding: the management or occupation of a house or tenement” selon le Dictionnaire Merriam Webster. Tenement, réunion de terres ou de maisons mitoyennes.

[43] « Le manager, en son sens premier, serait (…) celui qui, par sa dextérité, prend puis tient le cheval en main, se montre capable de le conduire et d’orienter sa course par son doigté (« manus agere »). L’extension du sens de ce substantif ferait aussi du manager, par un tour assez ironique, l’alter ego du manœuvre ou de l’ouvrier, qui, eux aussi, excellent quand ils mettent la « main à la tâche ». Ainsi le management procède-t-il moins de l’économie que de la fabrication, moins de la gestion que de la manipulation : avant de faire signe vers la bonne gestion de la maisonnée [householding, ajouté par nous] ou vers l’administration mesurée du domaine, il désigne le maniement. » (Rappin 2017, 35)

[44] L’autoréférentialité se distingue de l’autarcie en ce qu’un système autoréférentiel est fermé opérationnellement (du point de vue de son fonctionnement interne) mais ouvert cognitivement ; il communique avec l’extérieur mais gère ses échanges extérieurs sur la base de son propre programme, de ses règles internes.

[45] « De même, les théories des organisations qui donnent au management sa profondeur théorique se réfèrent, implicitement ou explicitement, à cette même catégorie fondatrice » des modèles cybernétiques (Rappin 2013, 40).

[46] L’économie des comtés ruraux et semi-ruraux du Nord-Est du Kentucky (Halperin 1991), l’économie populaire dans la ville d’El Alto en Bolivie (Hillenkamp 2009), et l’économie non-instituée des groupes fraternels [brotherhoods] en Inde ou plus largement (Gregory 2009).

[47] « Les anthropologues économiques qui ont analysé différents types de systèmes d’échange social ont établi des distinctions très similaires, étayées par des comparaisons approfondies entre les cultures. Karl Polanyi (…) décrit quatre modèles différents de transfert de biens entre les personnes : l’administration domestique, la redistribution, la réciprocité et le marché » (Fiske 1991, 32) qui, pour Fiske, correspondent à ses « formes de socialité ». Mais Fiske ne fait pas référence aux transactions de Commons.

[48] Cette qualification par Fiske du householding en termes de communal sharing rejoint celle proposée par Hillenkamp (2009 et 2013) qu’on vient de rappeler.

[49] Graeber 2010 et 2011.

[50] On se limite en ce cas aux quatre principales « cités », car dans cette approche il existe aussi des cités idéelles par l’opinion, par l’inspiration, par projet.

[51] « (…) La théorie de la régulation, avec les notions de formes institutionnelles et de mode de régulation, opère en combinant de façon implicite ces divers arrangements institutionnels » [à savoir outre le marché, l’Etat, l’organisation et la société civile en réseaux]. L’intérêt serait de rendre explicite ce processus de recomposition des formes institutionnelles à partir de ces éléments théoriques … dont aucun ne saurait prétendre à l’exclusivité et à une capacité générale d’explication de l’ensemble des phénomènes se rattachant à la genèse, la diffusion, l’entrée en crise des institutions. » (Boyer 2003, 94-95).

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